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8ème congrès du GREPFA France, Paris (29-30 juin 2008) 1
D. GORANS « L’étrange place à trois temps ! »
1
Dr Daniel GORANS,
Psychiatre, Nantes
« L’étrange place à trois temps »
Je ne sais si l'histoire qui suit relève de ma folie ou de celle de
toutes les personnes de bonne volonté qui ont voulu m'en extraire.
J'espère que les sages appelés à la lire ou à l’entendre pourront
m’aider à y voir plus clair.
Pour faire court, je suis né il y a un peu moins de trois siècles sans
pour autant paraître mon âge. Qui plus est, je n'habite pas
aujourd'hui dans le pays de ma naissance mais n'ai aucun souvenir
d'avoir voyagé par la route, les mers ou les airs.
Je réponds au prénom de Robin et puis me remémorer ce qu'il
advint de moi dès l'âge de quatre ans. À l'époque, mes parent de
naissance étaient fort occupés à servir de la bière à leurs nombreux
clients dans le modeste estaminet situé non loin des docks de
« Three Cranes », près de la berge nord de la Tamise, au cœur de
Londres.
À ce que m'a conté mon père, lorsque, devenu plus grand, j'allais le
visiter à la prison de Newgate, je fus le quatrième enfant à naître à
la maison. Par chance ou par malchance, les trois aînés, un garçon et
deux filles, décédèrent peu après leur naissance. De ce fait, ma
naissance était davantage redoutée que souhaitée. Je fus donc laissé
à moi-même dès mes premiers jours d’existence dans un petit réduit
sombre, juste au-dessus de la salle principale de l’estaminet. Une
servante venait de temps en temps, lorsque ses nombreuses tâches le
lui permettaient, me donner un sein dont je me dépêchais de tirer le
maximum vu le peu de temps qu'elle me consacrait. Il paraît d'ailleurs
que je me faisais facilement oublier, ayant peu recours aux cris et
pleurs pour attirer l'attention. Je crois que j'avais déjà compris que
cela n'était pas d'un grand usage : le vacarme qui régnait dans
l’estaminet n'aurait permis à personne de s'en apercevoir. Ma mère
ne prenait point soin de moi, préférant trinquer fort tard avec les
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derniers clients puis compter l'argent amassé dans la journée.
Toujours d'après ce que mon père m'a conté, le seul moment où je
recevais des soins d’elle était le matin lorsqu'elle changeait mon lange
et faisait le plus vite possible ma toilette.
Mes parents se querellaient souvent, surtout lorsqu'ils étaient pris
de boisson. Il leur arrivait de se disputer à mon propos. Mon père m'a
affirmé qu'il exprimait le souhait de voir ma mère s'occuper
davantage de moi. J’étais en effet le seul héritier de leur lignée. Il
espérait aussi que cela éloignerait sa femme des hommes parfois trop
entreprenants et bien faits de leur personne avec qui elle aimait
trinquer. Un soir, il y eut une querelle de trop et dans la bousculade,
ma mère chut en arrière. Sa tête heurta violemment une table. C'est
ainsi qu'elle mourut et que mon père fut condamné à être emprisonné
à Newgate.
Au moment de prononcer le jugement, le Coroner s’émut de mon
sort. Il demanda à l'un de ses amis, le docteur Whiteless, réputé
pour les soins qu'il apportait aux enfants, de se préoccuper de mon
devenir. C'est ainsi que je fus confié, un beau jour de juin 1719, alors
que j'étais dans ma quatrième année, à la famille Burton1. J’y restai
jusqu’à l’âge de onze ans.
À mon arrivée, Mme Burton m'a raconté que je ne pipais mot et que
j’évitais son regard. Elle fut très surprise de ne jamais m'entendre
pleurer. J'étais chétif et elle dut suivre attentivement les
recommandations du docteur Whiteless sur la manière de me nourrir.
Il paraît aussi que je dormais fort peu la nuit et lorsqu'elle se levait
pour me voir, la lueur de la bougie qu'elle tenait à la main lui révélait
que j'avais le plus souvent les yeux grands ouverts, tournés vers le
plafond ou bien que je me balançais assis sans bruit. Elle était fort
désemparée et interrogeait le plus souvent possible le Docteur
Whiteless à mon propos. Non qu’elle fut inexpérimentée dans
l’élevage des enfants (elle était mère de trois garçons dont le plus
jeune avait dix ans et avait accueilli juste avant moi un garçon de huit
ans), mais rien dans mon comportement ne lui permettait de s'ajuster
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Cf. « Lettres inédites du fils de Gulliver »
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à mes besoins. Le docteur Whiteless lui prodiguait ses
encouragements et son soutien. Il lui conseilla de me parler comme si
elle imaginait que je puisse comprendre. Elle devait expliquer tout ce
qui se passait autour de moi et inciter son mari et ses enfants à faire
de même. Malgré les embarras des rues et ruelles de Londres, elle
devait m'emmener promener le plus souvent possible et me
permettre de croiser des enfants de mon âge. Elle était incitée à me
proposer le plus grand nombre possible d’expériences pour stimuler
mes sens et me donner de bonnes habitudes. Il m'arrivait aussi
d'avoir de spectaculaires crises de colère au cours desquelles je me
frappais et me mordais. Mme Burton avait trouvé elle-même un
étonnant moyen de m’apaiser : elle s’asseyait non loin de moi et
psalmodiait sans se lasser comptines et ritournelles. J'eus d'ailleurs
vite fait de les retenir et d'en fredonner les mélodies lorsqu'elle
commençait à me les chanter. C'est ainsi que petit à petit, mes
violentes colères disparurent. De plus je me mis à répéter les paroles
contenues dans ces petites chansons et commençai par là même à
m'intéresser aux échanges à l'aide de mots. Au début, lorsque je
tenais mes premiers propos, je ne regardais jamais la personne à qui
ils étaient adressés. Mme Burton dit avoir eu parfois l'étrange
impression que si par hasard mon regard se posait sur son visage, il le
transperçait. Son solide bon sens, ses soins assidus relayés parfois
par ceux de son mari eurent petit à petit raison de toutes mes
difficultés. Il me souvient de quelques étonnantes rencontres : celle
de la famille Gulliver et celle d'un étrange M. Swift. Lorsque j’eus
recouvré suffisamment d'entendement, je fus autorisé à rendre
visite à mon père, toujours emprisonné. Je me rendis deux fois à
Newgate. Juste avant la dernière visite, le fils de M. Gulliver m'a
adressé une lettre dans laquelle il se posait la question de savoir s'il
valait mieux être en prison ou dans un hospice. Madame Burton m’a
indiqué que Jack Edward, dont elle s’était occupée avant moi, était un
garçon tourmenté. Je n’ai à ce jour encore pas compris pourquoi il
m’interrogeait à ce sujet.
Le dernier souvenir qui me reste de cette période est celui d'un
dîner chez M. Swift. Je venais d'avoir onze ans et il souhaitait me
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présenter à l'un de ses visiteurs, M. Voltaire, pour vanter les effets
presque miraculeux des soins prodigués à mon égard par la famille
Burton et défendre l’idée que d’autres enfants à l’esprit troublé
pourraient bénéficier du même type de soins dans divers pays
d’Europe. La discussion allait bon train et messieurs Swift et Voltaire
citaient souvent les idées d’un certain Monsieur Locke2 qui, selon eux,
permettaient d’expliquer mes surprenants progrès : tout ce que
j’aurais acquis résulterait des expériences et habitudes découvertes
auprès de la famille Burton. Le Docteur Whiteless, parmi les
convives, était le plus enthousiaste à soutenir leur point de vue. Tout
à coup un garçon dans mes âges s’est approché de moi et m’a demandé
de le suivre. Il m’a dit s’appeler Kevin. Deux adultes, dont la petite
taille les faisait sembler difformes, nous attendaient dans une pièce
voisine, une carte de l’univers à la main3. Ils m’entraînèrent vers ce
qui semblait être une porte. Je crois avoir alors perdu connaissance
Je me réveillai seul, en pleine nuit, égaré dans une forêt dense. Des
bruits étranges, des cris sauvages me firent trembler de peur. Je me
réfugiai comme je pus dans un arbre pour attendre le lever du jour
Je vécus en me cachant dans cette forêt ce qui me sembla une
éternité. J’y aperçus nombre animaux sauvages, petits et gros, dont
je sais aujourd’hui les noms : loups, daims, cerfs, sangliers, lièvres,
hiboux J’apercevais aussi des humains mais ne comprenant rien à
leur langage, je m’en dissimulais, perché dans les hautes branches des
arbres. Je les entendais venir de loin, car ils étaient le plus souvent
précédés par le jappement de leurs chiens. Il y avait aussi des bruits
effrayants : coups de cognée pour abattre des arbres et, plus
violents encore, coups de feu pour tuer des animaux. Je me
nourrissais comme je pouvais, suivant mon instinct. Je désappris à
parler. J’abandonnais petit à petit mes vêtements au fur et à mesure
qu’ils se transformaient en guenilles.
Un jour, un chasseur isolé qui s’était approché sans bruit,
m’aperçut avant que je me rende compte de sa présence. Tandis que
2
John Locke, philosophe anglais (1632-1704), tenant de la théorie sensualiste, en rupture avec les théories
innéistes
3
cf. le film « Bandits bandits » de Terry Gilliam, 1982
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j’escaladais le plus vite possible le premier tronc venu, il s’accroupit
au pied de l’arbre et m’appela dans ce langage incompréhensible que
j’avais déjà entendu de la bouche des bûcherons et des chasseurs.
Perché, j’attendis qu’il parte, ce qu’il finit par faire. Il revint avec
plusieurs compagnons et des chiens. La battue permit de me localiser,
puis de m’attraper.
Je fus conduit au village le plus proche, ce qui prit plusieurs heures
tant la forêt était vaste et épaisse. Les villageois me confièrent au
curé. Il s’enferma avec moi pour que je ne me puisse sauver. Je me
terrai dans un coin de la pièce, poussant des grognements dont
j’espérais qu’ils l’effraieraient. Il m’observait tout en me parlant. Sa
voix était suave. L’on m’a raconté bien plus tard qu’il avait tenté en
vain plusieurs langues : le français, le latin, le grec puis l’arabe dont il
possédait quelques rudiments. Après plusieurs semaines au cours
desquelles je reçus de nombreuses visites, je devins un peu moins
méfiant et acceptai la nourriture qu’on me déposait dans une écuelle.
Je repris l’habitude de faire mes besoins dans un seau et finis par
accepter de me vêtir sommairement lorsqu’il y avait des visiteurs.
L’on décida alors de me conduire à la capitale pour y rencontrer un
spécialiste renommé : le docteur Itard. Je compris après que je me
trouvais en France, en 1819. J’aurais donc dû être centenaire mais
paraissais avoir une dizaine d’années. Le docteur Itard décréta que
j’étais bien atteint d’idiotisme et accepta de m’installer à l’Institut
des Jeunes Sourds dont il assurait la responsabilité médicale. Je n’y
séjournai que quelques semaines et rencontrai ce médecin tous les
jours. Il mélangeait les stimulations de tous mes sens à une espèce de
dressage pour que je développe un langage et des attitudes
compatibles avec la vie en société. La vitesse de mes progrès le fit
changer d’avis. Il décida alors de me soumettre à l’examen de deux
autres médecins, les docteurs Pinel et Esquirol. Les trois médecins
étaient très étonnés de m’entendre prononcer les mots avec un fort
accent anglais. Ils le furent bien davantage lorsque j’eus assez de
vocabulaire pour leur conter mon histoire londonienne. Ils voulurent
me forcer à dire que je l’inventais de toute pièce, mais je tenais bon
et leur insistance provoquait larmes et colères. Tout ce que j’obtins
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fut d’être nommé par mon prénom en lieu et place du « sauvage du
Morvan » comme ils me désignaient jusqu’alors, du fait que l’on
m’avait trouvé dans la forêt du Mont Beuvray. Le docteur Esquirol me
déclara alors atteint de « folie raisonnante » et insista sur l’intérêt
de m’envoyer respirer le bon air de la campagne. Il avait entendu
parler d’une coutume ancienne et surprenante dans la ville de Gheel,
proche d’Anvers, où depuis plusieurs siècles les insensés étaient
confiés à des familles avec l’espoir qu’elles contribueraient un jour à
la cure de leur folie. Il déclara à ses deux collègues son intention de
s’y rendre pour voir par lui-même ce qu’il en était4. En attendant, le
Docteur Itard décida de me confier à une famille de ses
connaissances résidant près de Montmorency, Monsieur et Madame
Bonnenfant, lointains parents de Madame Guérin. J’avais rencontré à
plusieurs reprises, à l’initiative du Docteur Itard, Madame Guérin et
Victor un jeune adulte au comportement plutôt bizarre. Lors de ces
rencontres, le docteur nous observait attentivement en silence. Je
n’appréciais pas Victor qui avait coutume de me saluer en me reniflant
et en touchant divers endroits de mon corps. Madame Guérin veillait
toujours à ce qu’il ne m’importune pas trop et je fus surpris de voir
l’emprise qu’elle avait sur lui. Je compris bien, quelques temps après
que le Docteur Itard pensait que nous souffrions des mêmes
troubles, idée à laquelle il renonça par la suite. Le travail qu’il avait
réalisé avec Victor et auquel la famille qui l’accueillait avait largement
contribué les avait rendus célèbres.
A Montmorency, je m’accoutumais à nouveau au bonheur de vivre.
Mon langage se développa sans me faire oublier complètement ce que
je savais d’Anglais. L’existence à la campagne me permit d’apprendre
à nouveau en douceur les règles de la vie en famille, puis en société.
Les Bonnenfant et leurs deux filles m’y aidèrent beaucoup. Mais dès
la seconde année, je fus envahi par des sensations bizarres partout
dans mon corps et surtout dans mon sexe, lequel se transformait bien
malgré moi et me conduisait à y toucher sans cesse. C’était parfois
très agréable. Dans le même temps je proposais le plus souvent
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Ce qu’il fit en réalité en 1821
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possible aux deux demoiselles Bonnenfant de s’occuper de mon
superbe objet ou de me laisser jouer avec elles à nous toucher et
nous caresser. Je fus très chagriné qu’elles s’en offusquent et que
leurs parents me réprimandent vigoureusement. Ils me conduisirent
chez le curé de l’église Saint Martin. Ses sermons et menaces
infernales restèrent vains. Ils demandèrent conseil au Docteur Itard.
Fort d’une expérience analogue avec Victor, il recommanda de me
faire pratiquer chaque jour beaucoup de tâches épuisantes, de me
donner des bains froids et, si cela demeurait insuffisant, de me faire
absorber une potion apaisante. Je n’eus plus un instant à moi à partir
de ce jour : je devais couper du bois, étriller les chevaux, nettoyer
l’écurie, rassembler des pierres pour construire un mur, aider le
métayer aux travaux des champs Fort heureusement, il me restait
la nuit pour m’occuper du centre de mon corps en rêvant aux
demoiselles Bonnenfant. Cela dura jusqu’à ce que Jeannette, l’une des
filles du métayer, à peine plus âgée que moi, soit prise des mêmes
tourments et me propose secrètement de partir nous cacher
ensemble dans la forêt de Montmorency pour voir si nous pouvions
nous y aider l’un l’autre. Lassé de la manière dont me traitaient
désormais les Bonnenfant et dont leurs merveilleuses demoiselles me
battaient froid, j’acceptai. Nous disparûmes trois jours plus tard.
J’avais acquis une solide expérience pour trouver des cachettes dans
une forêt et nous échappâmes ainsi à toutes les recherches et
battues entreprises. Dans le même temps nous apprîmes plusieurs
façons très agréables de soulager mutuellement nos tourments. Un
soir où nous avions mis une ardeur particulière à nous soulager, nous
nous endormîmes à même le sol et fûmes réveillés au petit matin sans
ménagement par trois hommes de la maréchaussée. Ils nous lièrent
les mains et nous raccompagnèrent à Montmorency. J’y fus serré
dans une geôle où je reçus plusieurs visites. La première fut celle de
Madame et Monsieur Bonnenfant qui me firent savoir, nonobstant la
vive affection qu’ils me portaient, leur regret de ne plus pouvoir
m’accueillir chez eux tant il leur paraissait difficile de m’inculquer les
bonnes manières et tant ils craignaient pour la vertu de leurs filles en
raison de mon irrépressible attirance pour les conduites sauvages.
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Puis vint le curé ; il me laissa entendre que je devais être possédé et
promit d’intercéder auprès de l’évêque pour que je bénéficie de
séances d’exorcisme. Le Docteur Itard lui succéda. Il me parla du
poids probable de l’hérédité me rendant insensible aux efforts de la
famille Bonnenfant pour contribuer à me sortir de la « folie
raisonnante » dont je souffrais. Il m’annonça mon proche départ pour
la Salpêtrière à Paris où le Docteur Esquirol prendrait soin de moi.
Inutile de préciser qu’aucune de ces visites ne m’enchanta. Je pensais
autant que possible à Jeannette dont j’étais sans nouvelle. Mes mains
étaient le plus souvent entravées par des liens rendant impossible le
moindre soulagement de mes tourments. Jour après jour, ma
sauvagerie m’envahit à nouveau.
Deux solides valets de ferme avec qui j’avais travaillé furent
chargés de m’escorter dans la diligence qui desservait Montmorency
pour Paris. A destination le Docteur Itard prit le relais pour me
conduire à la Salpêtrière où il me recommanda à deux gardiens. Je
fus impressionné par la taille des portes qui se refermèrent derrière
moi. Je me sentais inquiet. Soudain, deux petits êtres au visage
grimaçant jaillirent d’une porte latérale et firent des pitreries pour
attirer l’attention des gardiens. Dans le même temps, à l’opposé, une
petite voix m’appela doucement en anglais. Je reconnus Kevin et ses
complices et n’hésitais pas une seconde à me précipiter à leur suite,
puis perdis connaissance
Aussi incroyable que cela puisse paraître, je me suis réveillé sur le
parvis de la gare de Lille Flandre, il y a tout juste deux ans. J’avais
froid et faim, je me sentais sale. Mes vêtements me semblaient
étroits. Ils étaient déchirés par endroits. Je percevais que mon
corps avait changé, grandi et forci comme celui d’un adulte. Une
femme en blouse blanche était penchée au dessus de moi et me
parlait avec gentillesse. Elle me proposa, à ce que je compris, de la
suivre à l’intérieur d’une grosse boîte montée sur des roues, dont le
haut des parois était transparent. Je me sentais perdu. Sur le côté
de la boîte, une inscription. Aujourd’hui, j’ai compris qu’il s’agissait
d’un véhicule du S.A.M.U social.
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De fil en aiguille, j’ai été hospitalisé à l’E.P.S.M. Lille Métropole. Je
suis soigné par un médecin psychiatre très aimable. Le seul point de
désaccord entre nous est qu’il me considère atteint d’un délire
chronique tant mon histoire le laisse incrédule. Il a lui aussi eu besoin
de demander l’avis de plusieurs de ses éminents collègues. Ils m’ont
expliqué la nécessité de prendre des médicaments, des N.A.P.
nouvelle génération, que l’on fait rentrer dans la chair de mes fesses
par une fine aiguille tous les quinze jours. Rien à voir avec le plaisir
que je tirais de la façon dont Jeannette s’intéressait à cette partie
de mon corps ! Le récit que j’ai fait de mes séjours dans différentes
familles a donné l’idée à mon psychiatre, après six mois passés à
l’hôpital, de me proposer une prise en charge en S.A.F.T associé à un
H.J. Pour mettre cela en place il a d’abord fallu que je bénéficie de la
C.M.U et d’une A.A.H gérée par un tuteur du fait de mon incapacité
constatée par un expert. J’ai été très heureux d’apprendre que tout
un dossier avait été transmis à mon sujet à la M.D.P.H. ainsi qu’à la
C.P.A.M. Mon psychiatre, invoquant mon droit à l’information, a eu la
gentillesse de m’expliquer que la V.AP. l’obligeait à renseigner le
R.I.M.Psy à l’aide de la C.I.M 10. J’ai ainsi su que je souffrais de F22
sans qu’il soit possible de trancher entre les sous items qui vont de 0
à 9. J’en ai conclu à la nécessité de n’utiliser que la première lettre
de chaque mot pour espérer être mieux compris. Je m’y exerce sans
succès avec Georgette et Albert Faluche, ma nouvelle famille
d’accueil. Ils sont très gentils et habitent une petite maison coincée
entre deux autres dans une rue sans issue. J’y ai ma chambre et c’est
bien plus calme qu’à l’hôpital, sauf les jours où ils reçoivent leurs
enfants et petits enfants. Ces jours là je préfère aller me promener
seul au Bois de Boulogne ou faire un tour au marché de Wazemmes.
J’ai moins peur qu’au début de tous les engins à roues qui passent
très vite à côté de moi ou qui coupent ma route en faisant beaucoup
de bruit. Une fois, j’ai même voulu visiter l’Hospice Comtesse. Cela
m’a donné une idée pour répondre à la question de Jack Edward
Gulliver sur l’hospice et la prison, sauf que je ne sais pas à quelle
adresse lui écrire. J’y ai vu tableaux et objets qui ont à peu près mon
âge et qui comme moi, ne paraissaient pas si vieux que ça.
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Georgette et Albert font tout un travail avec moi pour favoriser
mon autonomie. Ils n’emploient pas d’abréviations et me paraissent de
ce fait plus humains qu’à l’hôpital. Lorsque j’évoque mon passé, ils ne
me contrarient jamais, un conseil de mon psychiatre parait-il. A
l’hôpital de jour, la plupart des autres m’évitent, ils disent ne pas
toujours comprendre les mots que j’emploie. Elodie, ma meilleure
copine, aime bien : elle prétend que je parle comme dans les films qui
se passent il y a plusieurs siècles. Le psychiatre de l’hôpital de jour
dit que la préciosité de mon langage est un signe de mon délire. Je
trouve qu’il se moque un peu de moi. Il me fait rencontrer la
psychologue toutes les semaines. Elle pense que la richesse de mon
langage exprime la profondeur de ma subjectivité et parfois
l’archaïsme pulsionnel de mon inconscient. Je ne comprends pas ce
que ça veut dire, mais elle en parle surtout quand je lui raconte tout
ce que j’aimerais faire avec Elodie en me souvenant de Jeannette.
Avec Elodie je n’en parle pas, elle n’est pas comme la psychologue qui
me demande de dire tout ce qui me passe par la tête Alors j’attends
qu’elle devine mais c’est bien long !
Toutes les semaines, Martine, mon infirmière référente du S.A.F.T.
vient en V.A.D. discuter avec moi et la famille Faluche. Elle trouve
que je fais des progrès pour l’autonomie et va proposer à mon
psychiatre que je bénéficie bientôt d’un appartement thérapeutique.
Je ne suis pas contre, si ça me permet d’y passer du temps
thérapeutique avec Elodie Mon psychiatre, je le rencontre toutes
les deux semaines au moment de la piqûre. Il continue à hocher la
tête d’un air entendu quand je lui parle de mon âge ou que je compare
les trois familles qui m’ont accueilli à travers les âges. Il m’a même
menacé de me ré hospitaliser si je persistais dans mes propos. Alors
j’évite ces sujets avec lui, même lorsqu’il me tend un piège en me
proposant d’en discuter : je souris sans dire un mot jusqu’à ce qu’il me
pose une autre question : je préfère mille fois être en famille
d’accueil qu’en prison, geôle, hospice ou hôpital !
Au mois de mai 2008, Daniel Gorans
8ème congrès du GREPFA France, Paris (29-30 juin 2008) 11
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